A quatre pattes sur le parquet de sa chambre d’ami, David peint le dernier mot de sa banderole « quotidien »
Faisons dérailler
le train-train quotidien
Il l’a obtenu sur google « meilleur slogan manif gilet jaune », sur une photo, écrit à la bombe sur la façade haussmannienne du magasin Louis Vuitton des champs Elysées.
Plus tôt dans la journée, il traversait le grillage du jardin de ses voisins pour y récupérer une bâche bleue abandonnée depuis des mois par les derniers locataires.
Il est dégouté, il a mal géré l’espacement des lettres. Il n’a plus de place pour le « ien » de quotidien. Il découpe un autre morceau de bâche qu’il colle sur l’autre.
« Ca fait artisanal ça touchera les automobilistes. Ils se diront c’est un amateur, il a fait une faute, ça me touche, c’est un mec normal, je le soutiens. » C’est sa théorie.
Une fois les lettres sèches, il scotche deux morceaux de bambous aux extrémités. Son idée c’est d’aller là tenir au bord de la départementale 165, Lannilis, à 6 kilomètres de chez lui. Dès 6h00 demain matin. Le moment choisi par toutes les voitures pour partir au travail.
Il a besoin d’action. L’année dernière il a raté les gilets jaunes. Il a compris mais trop tard que ce mouvement était aussi le sien. Il s’est laissé avoir par les médias qui n’ont eu de cesse de le discréditer. La loi travail il l’a surtout vécu à travers les blogs. Et le CPE, il débarquait à peine sur le marché de l’emploi.
Alors cette fois, cette grève sera la sienne. Il s’est inspiré des techniques des gilets jaunes, à leurs nouvelles formes d’actions. Des actions qui ont surpris l’opinion. A leur image, il s’est dit qu’il irait se mettre sur un rond-point avec une banderole. Sa première action. Le début d’un soulèvement. Tôt le matin, histoire de montrer à ceux qui partent bosser que les grévistes aussi se réveillent aux aurores. C’est pas un fainéant. Il fera nuit, sa fascinera l’automobiliste qui tombera nez à nez subitement au moment où il s’y attend le moins sur sa banderole.
Il règle son réveil. 5h40. Il a du mal à s’endormir et refait dans sa tête son scénario. L’endroit où il se garera. Là où il se postera pour être le plus visible. Il trouve son slogan long. L’automobiliste aura t’il le temps de lire son slogan en entier ? Ila déjà choisi son rond-point. Le troisième rond-point de Lannilis quand on vient de Plouguerneau, celui au bout de la longue ligne droite. Il y passe tous les jours, les voitures sont obligées de ralentir.
Faisons dérailler
le train-train quotidien
Le réveil sonne. Pas besoin de s’habiller il a dormi avec sa tenue. La sonde de son Twingo annonce 2°. Comme prévu, il trouve une place sur l’aire de covoiturage.
Sa pancarte dans la main, il sort de sa voiture. Il sent ses jambes trembler. Nuit noire. Il marche dans les herbes hautes du bord de la route. Son pied glisse sur un caniveau. Il tombe dans le fossé. Que vient foutre un caniveau au bord de la départementale ?
Il est recouvert de boue. Heureusement samedi dernier, il a acheté son pantalon et blouson Kway noirs, comme les blacks blocks des champs Elysées. Encore hier il visionnait pour la dixième fois son tuto favori « comment devenir black block ». Le tuto n’indiquait pas que les masques de ski rendent la respiration plus difficile. Il pense déjà le retourner chez décathlon pour changer de modèle.
La visibilité est minime. Et la visibilité dans l’action c’est stratégique. Il a besoin de voir venir les gendarmes et les hélicoptères.
Il est méconnaissable. Même si dans la région, tout le monde connait sa silhouette longiligne et dégingandée. C’est le seul individu du canton à flirter avec le double mètre.
Il arrive à l’intersection. Face à lui, le rond-point de Lannilis. Un rond-point modeste, peu végétalisé sur lequel trône un minuscule bateau en bois. Il réfléchit. Finalement il va rester sur le bas côté. Il ne rejoindra le rond-point qu’une fois qu’il sera rejoint par d’autres black-blocks locaux. Enfin ça ils le décideront en AG. Ensemble ils bloqueront la départementale en prenant d’assaut le rond-point.
La campagne se réveille. Il est 6h15. Cul à cul, le défilé des voitures est impressionnant.
Il se poste à la lisière de la route. Un pied au bord du fossé un autre de l’autre côté de l’énorme flaque qui borde l’asphalte. La veille, des pluies torrentielles sont venues gorger d’eaux les bas côtés.
Silhouette
Un vent violent balaie la champs qui borde la route. Difficile de dérouler seul une banderole dans ces conditions. Que dire de sa banderole. Trop grande pour un seul homme. David peine à toucher les deux extrémités. Si seulement Nico ou un autre copain avait répondu à son email. Envoyer un email la veille d’une action à minuit n’est pas idéal.
« Peut-être vont-ils me rejoindre dans la matinée, avec du café et des croissants ? ».
Pour cela il aurait fallu qu’il leur indique le lieu de son positionnement. C’était choisi. David ne laisse rien au hasard. Indiquer une adresse dans un email c’est donner des chances à la BAC et aux officiers de la BRI d’accélérer leur intervention. Il a fait un choix raisonnable.
Seul.
Un camion klaxonne. Des dizaines et des dizaines de voitures à la queuleuleu passe devant lui.
Les phares des voitures modernes et son masque de ski l’empêche de lire les visages des automobilistes. Est-ce qu’ils me soutiennent ?
Il est pris d’une envie pressente. Aucun endroit pour se cacher. Ca sera dans le champs. Il se demande comment font les blacks blocks en manif. Le KWAY c’est pas ce qu’il y a de plus pratique. Encore moins lorsqu’il est recouvert de boue.
Toujours pas de gyrophare, pas d’hélico, ni de fourgon à l’horizon. Il retourne à son poste. Toujours pas de nouvelles de ses copains. Ses épaules commencent à chauffer. Ca fait déjà 12 minutes qu’il est debout posté au bord de la nationale. Et aucun CRS pour le déloger.
Toutes les trois minutes il se retourne pour anticiper l’arriver des gendarmes. Il s’est préparé à durer. La veille il s’est acheté un paquet de barres vitaminées pour tenir le coup pendant plusieurs jours. Depuis 3 mois il s’entraine à jeuner au mois un repas par semaine.
Les bras en croix il tente coute coute que tendre sa banderole qui flétrit face à la pression du vent. Le pire serait que l’on arrive pas à lire son manifeste.
Il sait qu’avec un tel slogan il peut facilement faire la une des quotidiens locaux. Aucun journaliste ne s’est encore arrêté. Son écharpe noire le gratte. Il regrette de ne pas pouvoir jeter un œil sur les réseaux sociaux et constater le buzz de son action.
La pluie commence à tomber. La peinture blanche dégouline et rend illisible sa première phase. Que faire ? La pluie vient recouvre son masque rossignol. Il ne voit presque plus rien. Il décide de l’enlever
Quelques minutes plus tard, une Mégane break rouge ralentit. La vitre passagère descend.
« David ? David le Tiec ? Qu’est ce tu fous là ? »
« Guillaume Kerjean »
« Je suis passé t’à l’heure / j’ai dit / oh je connais ce type / Fait demi tour / J’t’ai reconnu / David le Tiec / Je me suis dit je vais lui faire un p’ti salut / Bon / Tu reviens au foot cette année ?
David s’attendait à tout sauf à se faire rattraper par ses anciens collègues du foot.
Il n’aurait jamais du enlever son masque. Les voitures ralentissent, klaxonnent, un bouchon se forme. Pas forcément pour les raisons espérées. Son ancien partenaire de club est en train de court-circuiter son action.
A chaque fois qu’il rencontre quelqu’un du club c’est la même rengaine. « Tu prends une licence cette année ? ».
Cet été il a pris la décision de ne pas rempiler. Les valeurs du foot ne sont plus les siennes. Arrêter le foot c’est rompre avec son ancien monde, son train train quotidien. Se faire rattraper par le fantôme du foot le jour de son action c’est un signe.
« Je sais pas / j’ai plus la motiv / Pas envie de me blesser / Quoi tu vois ? ». Lui rétorque David.
Le bouchon s’est allongé jusqu’au bout de la ligne droite. Les klaxonnent se font de plus en plus bruyants. Au loin David aperçoit un gyrophare. Aussitôt, il saute dans le fossé, court dans la rigole et part se cacher derrière le talus. Allongé à plat ventre dans sur la terre détrempée, il prend le temps de se camoufler sous des feuilles de choux. La lumière du gyrophare se rapproche, se reflète sur les bandes réfléchissantes de ses chaussures neuves de randonnée.
La lumière passe. C’était un camion des TP.
Lorsqu’il revient Guillaume n’est plus là. Sa banderole non plus. Elle vole au loin dans un champ de maïs. Les voitures ont disparues. David réalise que la route est bloquée par deux camions de chantier. Il se souvient du panneau annonçant la rénovation de la départementale. Il ne fait jamais attention aux dates.
Il est 6h50. David décide de rentrer chez lui. 6h53, David lève officiellement le blocus.